dimanche 17 mars 2013

Le Cap Vert

C’est arrivé comme ça.

J’avais pas vu Gégé depuis des lustres ; je suis descendu à St Firmin pour les vacances et je lui ai annoncé que nous partions vivre à l’autre bout du monde.

Je lui ai dit que s’il voulait, en notre absence, faire de la voile avec Olivier, ils pourraient emprunter le bateau, à Sète.

Je lui ai expliqué qu’il n’y avait qu’à Olivier que je confierais les clefs du bateau, sous conditions… Je lui ai dit : « Je ne veux pas te vexer, bien sûr… » et il m’a répondu « Mais vous ne me vexez pas du tout, cher ami – c’est parfaitement compréhensible ! J’te prêterais pas les clefs de la Subaru non plus ! » Bref : on s’était compris. C’était très civilisé.

Deux jours plus tard, je passe chez Benoît et Julie, sur le coup de vingt-trois heures. Il y avait là Gérald, Jean-Marc, Lucie et Jack, leur vieil ami du Tennessee. Ils étaient chauds, chauds, chauds, les Brouinques – chauds-bouillants, comme on dit à Paris.

« Tout est organisé ! s’écrie Gégé en me voyant. On part tous les cinq au Cap Vert, avec ton bateau, au mois de novembre ! »

J’ai reçu la nouvelle sans broncher. Dans l’estomac. J’aurais bien essayé de leur expliquer… mais non, j’ai préféré leur écrire une chanson.

Cette chanson, la voici. Je la leur ai chantée samedi soir, autour d’une chèvre, succulente, et d’une sauce à l’ail, atomique, que Gégé nous avait préparées. Pour fêter quoi ? Pour fêter, c’est tout !


Je me souviens encore des éclats de rire de Fabienne. C’est vrai qu’imaginer son Gégé en train de dégobiller sur la tête du Jacquo, qu’il tient serré dans ses bras, comme un bébé, c’est à la fois pathétique et rigolo…  Fabienne, je te dédie cette chanson ! Quelque chose me dit que ce n’est ni la première, ni le dernière fois, que tu entends parler du voyage au Cap Vert.  

Et sans rancune, Gégé ! Pour ce qui est de savoir vivre, tu es notre maitre à tous, notre éclaireur, notre preuve par G - il l’a fait, c’est donc possible ! – et plus encore : notre unité de mesure. J’ai parfois de la peine pour ceux qui n’ont pas eu au moins deux G de bonheur dans leur vie…

Et puis je t’en ferai faire, du bateau, un jour prochain, promis-juré. 

Quant au dénommé Poulet, un gars fort sympathique, au demeurant, il ne doit évidemment qu’à son surnom de figurer dans cette chanson, victime d’un rituel barbare. Qu’il n’y voie aucune animosité de ma part, et qu’il me pardonne mon humour noir ! Après tout, je suis un peu anglais…

La morale de cette histoire ? Elle est cruelle… Rien à voir avec le Cap Vert. Le fait est qu’après avoir abrité la gamelle qui, neuf heures durant, a servi à  bouillir la bête et ses aromates, le vestibule d’Olivier sent le zoo, à présent. On se croirait à l’intérieur d’un paquet de chips, goût chèvre. Heureusement pour lui, pour nous, et pour ses petites amies, qui auraient pu se poser des questions, la chèvre de Gérald était plutôt chevreau que vieille carne lubrique. Il va falloir bien l’aérer, ce vestibule, avant qu’il ne se remette à sentir la paraffine et le farte à ski…et qu’Olivier nous pardonne notre satanée cuisine!

lundi 26 mars 2012

Meet Urban Slang

Ce week-end, Gilles nous honore de sa présence. Un beau jour de février, il s'est réveillé dans son xviiie arrondissement de Paris avec une envie de montagne. Un mois plus tard, nous voici réunis à St Firmin. Il a de grands projets, or Gilles est un frère pour moi;  je dois par conséquent la même considération à ses projets qu'aux miens (aussi fantasques soient-ils, tous autant qu'ils sont). Malheureusement pour lui, l'inter-saison ne nous est guère favorable: il n'y a plus assez de neige pour faire du ski de randonnée sans s'astreindre à de longs et fatigants portages et il y en a encore trop pour pouvoir chausser des crampons: pas assez pour glisser, trop pour bien s'agripper.


Suivant les conseils d'Olivier, nous décidons de faire l'ascension de la Petite Autane (2.480m) par les crêtes, en partant des Faix (1.380 m). Après une première traite à l'ombre, nous sommes accueillis à l'orée du Bois Fustier par un beau soleil de printemps, aussi chaleureux et bienfaisant que le soleil de l'été est altier est impitoyable. Parvenus à la cime du Cuchon (2.002 m), nous nous asseyons au milieu des genets pour partager un Twix écrasé et une gourde d'eau. La montagne qui bientôt embaumera le thym sauvage ne dégage pas encore le moindre parfum. Si le spectacle de la chaine des Autanes ne manque pas de majesté, elle n'a, au nez, pas plus de relief qu'un sachet de persil surgelé.

Deux cent mètres plus haut, nous sommes stoppés net par la présence de neige sur une partie particulièrement scabreuse de l'itinéraire, or nous n'avons qu'une paire de crampons et Gilles est monté à l'assaut de l'Autane... en mocassins! Après avoir calmement pris la mesure de la situation, je décide de rebrousser chemin. Courage fuyons! Nous rions de notre déconvenue avec la malice d'un Jean Rochefort, dans les instants qui suivent une lâcheté particulièrement bien sentie. Je n'apprendrai que plus tard - trop tard - que le passage en question était équipé d'une main courante... Ainsi va l'intersaison: pendant que l'adret vous fait les yeux doux, l'ubac vous plante un poignard glacé entre les omoplates.

Nous décidons de redescendre par un autre chemin, pour varier les plaisirs. Or autant la face nord de la chaine des Autanes est de bonne tenue, autant le versant sud qui borde le torrent de la Rouanne est une véritable cochonnerie! Tout n'est qu'éboulis, pentes ravinées, clapiers et moraines glacières. Rien ne tient. Inexorablement, cette montagne se creuse et s'élime comme un château de sable lorsque, las de faire des pâtés, bébé décide de détruire son œuvre en faisant pipi dessus. L'heure est venue d'initier Gilles à la STANDING GLISSADE de l'oncle Wilson.


Plus communément connue sous le nom de ramasse, la STANDING GLISSADE s'est vue consacrer quelques pages dans le manuel d'alpinisme de mon arrière-arrière-grand-oncle, le Docteur Claude Wilson, président de l'Alpine Club de 1932 à 1934. Pour ma part, je n'en ai pas appris les rudiments dans le manuel familial (dont sont extraites ces illustrations) mais aux côtés de Sylvain Dupuy, grand chasseur de chamois devant l'éternel, pendant que nous courrions les pentes ravinées du Petit Chaillol. Ne vous laissez pas abuser par son appellation diminutive: la ramasse est la reine de la pente, l'équivalent, sur le plan de la progression en montagne, du clou dans l'art du bricolage. Les principes sont simples: trois points d'appui, le bâton à l'horizontale, le poids dans la pente. Ainsi gaulé, l'Alpin passe partout, sans jamais choir.

Chemin faisant, nous renouons avec nos vieux démons. Gilles se prend pour un chasseur-cueilleur du Néolithique et moi pour Urban Slang, un mordeur de poussière d'origine balkanique. Pour meubler les silences et ne pas laisser s'installer le doute, il pousse des grognement de bête et je débite des âneries avec un accent slave. Ainsi reléguée à l'arrière-plan, la pente perd temporairement son pouvoir de fascination.  

Nous enchainons les déclivités schisteuses (excuse my French) du Ravin de Chardonnet, la Pierre des Vaincus (abjecte, en toute logique), la Combe des Prêtres (forcément réprobateurs) et la Coste Averseng avant d'atteindre la grange des Cousteilles, une heure et demi plus tard, pour être confrontés à un nouveau dilemme: rejoindre la voiture par la route d'Ancelle (4 km) ou franchir le ravin pour prendre le sentier des Faix (1 km). Las de se ramasser, Gilles pencherait plutôt pour la solution asphaltée - sans hésiter, je me lance dans une dernière STANDING GLISSADE en l'honneur de l'oncle Wilson, que je termine sur le cul, vingt mètres plus bas, dans un nuage de poussière. Gilles, qui n'a guère le choix, me rejoint au fond du ravin (peut-être pour la dernière fois?).

Cabron!
Gilles est un Gitan. Il faut admirer l'homme qui pour rien au monde ne séparerait de ses zapatos, même pour gravir la plus haute montagne, afin de ne pas avoir à affronter sa dernière heure sans pouvoir exécuter quelque punteado, sans faire éclater une ultime escobilla et prendre la pose devant la mort médusée. Olé! Celui qui n'a pas vu Gilles arpenter la plage de Menton en maillot de bain et en mocassins (sans chaussettes) ne connait rien à l'élégance. Il pourra se rattraper avec Pierce Brosman dans Matador. Nous sommes ainsi faits, nous autres Gitanos, du Nord et du Sud: traditionalistes jusqu'au bout des orteils. Il y a quelque chose dans le progrès - dans le progrès technique en particulier - qui face à tout ce que nos ancêtres ont su endurer, résonne comme une insulte. Or ils étaient meilleurs que nous: sur ce point, nous sommes intraitables. Alors, au diable la facilité!  Et comme dit si bien Gilles en parlant de ses mocassins: "quand ils vont raconter à leurs copines de placard ce qu'ils ont fait ce week-end, elles ne vont pas les croire!". Sans incrédulité, pas de respect.

Quant à ceux qui penseraient que l'auteur de ces lignes est un être purement livresque, un Shetlandais de salon qui ne s'arrache à son clavier une fois par semaine que pour s'offrir une petite frayeur sur les pentes des Ecrins, ils ne connaissent manifestement pas Urban Slang, son alter ego, Urban Slang le gyrogave, le moine errant de Slovénie qui à son cou porte une chainette où brillent l'anneau sigillaire de son père, une Maria de la Assumpcion en or et un lourd crucifix mexicain en argent, symbole de Vie, de Mort et de Résurrection!

Est-ce que j'ai une tête à travailler sur un ordinateur?

La rose canine

Curieux cynorhodon
Dont les baies rouge vif
Collent aux épines
Comme gouttes de sang,
Et dont la chair et l'éclat
Sont préservés tout l'hiver
Par le froid mortifère.

Qu'arrivent le printemps
Et les premières chaleurs,
Les fruits, en une nuit,
Se flétrissent et se meurent. 

Urban Slang (1965 - )

mercredi 21 mars 2012

Meije worship

Les séracs du glacier de la Meije, vus de P1

S'il est une montagne du massif des Ecrins qui ces dernières années est devenue l'objet d'un véritable culte, c'est la Meije, que d'aucuns n'ont pas hésité à rebaptiser La Déesse. Olivier Messiaen, qui y passait tous ses étés, trouvait son asymétrie fascinante. Aujourd'hui, c'est moins le profil déchiqueté du pic éponyme (3.983 m) que ses deux vallons septentrionaux qui attisent les désirs. Depuis 15 ans, ils abritent en effet le plus grand domaine de freeride de France (sic). En partant de la gare téléphérique de la Grave (1.450 m), on atteint le dôme de la Lauze (3.560m) en un peu plus de 45 minutes - soit deux tronçons et demi de téléphérique et un téléski - lequel par beau temps offre des vues d'une netteté stratosphérique sur le massif du Mont Blanc, les Ecrins, et les pré-Alpes jusqu'au Mont Ventoux, un panorama de 400 km de diamètre qu'on est plus habitué à observer à travers la double épaisseur de plexy d'un hublot d'avion. Et à part le court tronçon de neige damée qui longe le téléski sommital, pas une piste, pas un pylône, pas un panneau, rien, rien, rien que de la neige fraiche, à perte de vue. Comme dit Toto: "C'est comme la mer". Après avoir goûté à la Meije, skier en station est aussi excitant que naviguer sur le canal du Midi.



Nous essayons d'y aller une fois par an, depuis six ans. Cela faisait des années que je rêvais d'y amener les enfants; c'est chose faite. Samedi matin, à l'ouverture, ils étaient les seuls mineurs à faire la queue devant le téléphérique de la Grave. Composée aux trois quarts de freeriders venus de toute l'Europe, presque exclusivement masculine, la clientèle est gratinée. Ils ont tous entre 30 et 40 ans, ils sont célibataires, aisés, cosmopolites, urbains, bronzés, pas rasés, sportifs... Un rêve de débutante! Les filles sont rares (moins de 5% des effectifs), mais la sélection naturelle a porté ses fruits: en plus d'être jolies, elles ont un je-ne-sais-quoi d'altier et de fier qui est assez irrésistible. A l'heure du déjeuner, tout ce beau monde se retrouve au chalet des Rullans, à 3.200m, pour le plat du jour et une heure de Dark side of the Moon. Nous sommes tous tellement heureux d'être là qu'on croirait que quelqu'un a mis de l'esctasy dans le café. Les visages - tous les visages - irradient. Chaque fois que l'on regarde par la fenêtre, on croit rêver tellement c'est beau, immense et raide. Samedi dernier, le t-shirt échancré de la jeune serveuse n'arrêtait pas de glisser de ses épaules - elle avait visiblement du mal à rester habillée.

La journée a commencé dans les nuages, par une petite tempête de neige sur le glacier de la Girose. On n'y voyait pas à 10 mètres, à 3.400 m. Un regard de Susanna a suffi pour me convaincre qu'il n'était pas question de faire du hors-piste en famille dans ces conditions. Nous sommes aussitôt redescendus à 3.200 m et nous avons patienté au chalet pendant une heure, le temps que le ciel se dégage. Une heure durant, j'ai du affronter leurs trois regards: celui de Susanna est noir, celui de Gabriel amusé, et Thomas préoccupé: "où est-ce que tu nous as encore emmenés?" semblaient-ils me répéter en choeur. Je suis habitué. Tout d'un coup, un mince rayon de soleil déchire la couverture nuageuse.

- Alors, on y va?
Je me lève et je commence à resserrer mes chaussures de ski. Le ciel est gris, tumultueux. Le vent souffle par rafales. Thomas et Gabriel plongent leur nez dans leur chocolat chaud.
- Moi, je suis encore un peu fatigué... déclare Gabriel. 
Après un long silence, où perce son angoisse,
- D'accord... concède Thomas.

La brèche Pacave

Pauvre Thomas! Héroïque Thomas! Nous avons commencé la journée par le Vallon de la Meije, le plus raide, le plus encaissé, le plus sinistre par temps couvert. A hauteur de la brèche Pacave, il faut déchausser et franchir la crête à pied; la pente du versant oriental est à 45°. Thomas m'a avoué un peu plus tard avoir fait une petite prière. Le fait est qu'il skie très bien - trois fois mieux que moi, au moins - mais l'ambiance dans ce vallon caillassé et désert était lugubre, ce matin-là. Nous nous sommes perdus, puis nous avons retrouvé le chemin de la gare de téléphérique P1 grâce à une jeune skieuse - rebaptisée la jolie bergère - que suivaient à la queue-leu-leu une vingtaine de skieurs égarés.

Deux heures et demi plus tard, nous sommes de retour au chalet. Thomas est complètement cuit. Susanna, qui a fait son deuil de cette journée, propose de le raccompagner à la Grave en téléphérique. Je me tourne vers Gabriel:

- Alors, on y va?
 Silence.
- Est-ce que je pourrais avoir une assiette de frites?
Un quart d'heure plus tard, je remets le couvert, sans trop y croire:
- Alors, qu'est-ce que t'en dis?
Et là, à la surprise générale, Gabriel se lève et en jetant un regard espiègle à son frère, qui tient à peine debout, nous lance de sa voix carillonnante:
- On y va! 


La chance sourit souvent à Gabriel (il en faut au moins un dans chaque famille). Le ciel s'était dégagé, le vent était tombé. Le vallon Chancel est plus débonnaire que le vallon de la Meije. Gabriel était heureux comme un prince, au milieu des escadres de riders casqués. J'adore le regarder skier: ses bâtons se balancent derrière lui comme la queue d'un moineau - on dirait qu'il essaie de s'envoler. Il a 10 ans et il skie à la Meije aussi naturellement qu'il jouerait au ballon derrière la maison. Conclusion de Thomas: "Avec Gabriel, la chance, c'est automatique - avec moi, c'est manuel". Thomas, en revanche, a le sens de la formule. On ne peut pas tout avoir.


En fin de journée, tout ce petit monde se retrouve dans les trois bars de la Grave et je défie quiconque de me trouver une rue à Paris, à Berlin, à Londres ou à Helsinki, où autant de gens sont aussi heureux, à cinq heures de l'après-midi, avant même d'avoir bu leur première bière. Et quand je dis autant de gens: nous ne sommes jamais plus de quelques centaines, et souvent bien moins. Quelques poignées d'adorateurs, de fidèles qui retournons à la Grave chaque année, comme en pèlerinage. Dans l'euphorie générale, nous regardons la Meije disparaitre dans le crépuscule, juste au dessus de nos têtes.

vendredi 9 mars 2012

Tous les matins, juste avant l'aube...

................................... Le Grun de St Firmin après le redoux ...................................

Tous les matins, juste avant l'aube, je sors dans le jardin pour prendre la température et humer à grands traits les parfums de la nuit, en attrapant quelques buches au passage. En dix jours, le redoux a fait fondre la neige des sous-bois et réchauffé l'épais tapis de feuilles mortes dont l'hiver précoce avait retardé la décomposition. Toute la nuit, l'air froid qui ruisselle des hauteurs du Grun a charrié des parfums de sous-bois décongelés à travers le village. Ça sent le vieux marc et le carton mouillé - les fermentations sucrées de l'automne ne sont plus qu'un lointain souvenir et il n'y pas encore la moindre note acidulée pour signaler la présence d'une fleur - mais ça ne saurait tarder. Le chant des oiseaux est assourdissant, tout comme celui des mouches qui hier à midi dansaient sur le tas de bois devant la maison avec la joie frénétique d'une bande d'adolescents en mobylettes: des grosses mouches à peine écloses dont le poil noir, dru et soyeux luisait comme les revers d'une veste de smoking qui sort de chez le teinturier. Il faisait 26°C.

..................................... Au pied des pistes de Serre Eyraud ......................................

Ces températures estivales ont décapé les pentes douces du Champsaur et du Dévoluy et il est encore un peu tôt pour s'attaquer aux sommets plus pointus du Valgodemar - la transformation va bon train - alors je patiente, comme tout le monde , en emmenant les enfants skier à Serre-Eyraud, dont j'arpente les 600 m de dénivelé en peau de phoque. Au pied de la piste, une vingtaine de voitures: moins qu'au départ d'une randonnée, un jour de grande affluence. Le fait est qu'il n'y a jamais grand monde, dans les Hautes-Alpes, sauf pour les enterrements*; il semblerait que nous ayons choisi de vivre dispersés.

Xavier, mon guetteur de nuages favori (Météo Alpes), prévoit des ciels bleus et des températures douces jusqu'à la fin mars et évoque une "stabilité des modèles exceptionnelle". Autant dire que l'hiver est en train de tourner une nouvelle page. J'ai vu quelques VW Transporters garés aux pieds des voies d'escalade. Les enfants se sont même remis à jouer au football. La neige s'éloigne. Il va falloir se préparer à aller la chercher, la-haut, tout la-haut...


* Il suffit qu'un Haut-Alpin disparaisse pour que tous les autres se donnent rendez-vous au cimetière, pour une manifestation spontanée de vitalité démographique - une sorte de mobilisation symbolique et éphémère contre le dépeuplement, fléau du département depuis 150 ans.

samedi 25 février 2012

Col de Rouanette (2403m) - topo de la folie ordinaire


Parti seul du hameau d'Archinard (1594m), un peu tard - 12h30 - avec l'objectif d'atteindre la Coupa (2628 m). Pas un chat. Au parking, trois voitures en comptant la mienne et une CX qui m'est vaguement familière. J'y rencontre un skieur qui vient juste de terminer la Grande Autane - le propriétaire de la troisième voiture: "J'avais de la neige jusqu'aux genoux. Il n'y avait personne. Ils sont tous partis skier dans les combes est du Dévoluy. La Coupa? J'ai aperçu un skieur ce matin". Et pour cause: il fait 15°C et ça fond de partout.

Mais je n'avais pas choisi cette course au hasard et mes espoirs étaient heureusement fondés: orienté nord-sud, relativement escarpé, le vallon d'Archinard est encore bien enneigé; ça tient. Quand à la combe nord de Malamorte, elle est en très bon état. Quelques passages de neige croutée, quelques louches de neige fondue en fond de vallon, mais rien de rédhibitoire. A hauteur de la cabane de la Roinette (sic) - 1941 m - j'aperçois un skieur qui descend de Malamorte - c'est la première personne que je croise depuis que je suis parti - il se trouve encore à 1 km mais je reconnaitrais cette godille entre mille: calculée au millimètre près, comme la trajectoire d'une truite dans un torrent, fine et régulière comme de la dentelle. C'est Olivier! Par quel heureux hasard?! Il vient d'enfiler l'Aiguille (2793 m) et le Barle (2733 m) et il propose de m'accompagner à la Coupa. "Dommage que nous ne nous soyons pas croisés un peu plus haut" ajoute-t-il. Olivier se ménage - il a une grande course demain, avec sa championne, et il veut faire bonne impression.


A peine avais-je rencontré mon ange gardien que j'ai commencé à peiner... Allez comprendre. Mes skis se sont mis à botter - la neige colle aux peaux, par paquets, et les empêche de glisser - j'ai d'abord essayé de passer outre et puis au bout d'une demi-heure, j'ai demandé conseil à Olivier, qui a sorti un pain de paraffine et une spatule de son sac et en deux temps trois mouvements m'a hydrofugé les CollTex. Problème réglé. Un peu tard, malheureusement. Nous venions juste d'atteindre le fond de la combe et j'étais déjà cuit. Plus de forces, plus de souffle, plus envie, plus rien. Il restait 400 m de dénivelé et je tenais à peine debout. Si j'avais été seul, j'aurais fait demi-tour. Mais avec Olivier? No way, Jose. C'est à peine si, de temps à autre, je me suis autorisé une pause-soupir.


Nous sommes arrivés au col de la Rouanette à 15h. Pas question de rejoindre la Coupa, qui se trouve 200 m plus haut - "C'est juste à côté, Anthony... - Hombre! Estoy muy, muy cansado!" Il fait chaud: le café au lait est passé de saison. La prochaine fois, j'apporterai de la limonade. Belles vues sur la chaine des Autanes (ci-dessous) et sur ce Grand Clot (ci-dessus), juste en dessous du col, à l'ouest, un magnifique cirque d'altitude où je rêve de venir camper avec les enfants. Pourquoi pas avec Gégé et Olivier et toute la smalah? Je vois déjà les tentes disposées en cercle autour d'un grand feu, les brochettes d'agneau qui marinent depuis la veille - faut-il que le printemps approche pour je rêve de grillades? - le vin qui coule à flots, le ciel étoilé, le sentiment d'être à l'abri derrière cette Echine de l'Ane qui décrit un large croissant au sud du clot. Ce serait comme camper sur la lune. Olivier me sort de mon rêve éveillé: il faudrait songer à rentrer.


La descente a été un calvaire - je n'avais plus de forces - mes guiboles partaient dans tous les sens, je flanchais comme un débutant, j'ai du tomber vingt fois. Heureusement, nous n'étions que deux et Olivier est d'une patience infinie. Si j'avais un minimum de fierté, je me serais cassé quelque chose - mais rien! Pas même une petite fluxion... Arrivé à Archinard, plus mort que vif, j'ai croisé un paysan qui charriait de la paille. Il avait un petit bonnet pointu en feutre, à la mode de Jérôme Bosch. J'ai déduit de son air récalcitrant et des grognements de sa chienne qu'il ne tenait pas les skieurs de randonnée en très haute estime. "Il faut être complètement fada pour monter là-haut en plein hiver!" doit-il penser. Peuchère! Il n'a pas entièrement tort... C'est d'ailleurs ma seule qualification: je skie comme un branque, je tire la langue au bout de deux heures mais je finis toujours par en redemander. Il faut donc que je sois complètement fou. A moins que je ne sois un imposteur. Mais un imposteur ne chercherait-il pas d'abord à éviter les coups? En dernière analyse, je penche plutôt pour la folie: la folie des cimes et des vallons déserts. Saint Antoine, priez pour moi!

jeudi 23 février 2012

Le compteur de l'âme

Quel rapport entre le ski de randonnée et un conte de fée? Si le cadre y est pour quelque chose, l'essentiel est ailleurs. Une randonnée commence toujours dans l'appréhension. Plus ou moins intense, plus ou moins justifié, c'est le sentiment de ne pas être à la hauteur de l'épreuve, la conscience des dangers qui nous attendent peut-être. Dans mon cas, j'envisage déjà les difficultés que je vais rencontrer à la descente - je me demander ce que je fiche là... La montagne parait hostile, la pente raide, la neige verglacée, la forêt paumatoire. La première heure a l'effet d'une purge: toutes les pensées noires que l'on portait en soi y passent, les doutes, les humeurs, les rancœurs, tout ressort. Imperceptiblement, une angoisse plus profonde, plus sournoise, se mêle à l'appréhension: c'est le début d'un conte des frères Grimm. Il faut se concentrer sur la trace, sur chaque geste, de toutes ses forces, pour faire taire les voix discordantes - souvent les mêmes - qui nous fatiguent les méninges. Il faut aller puiser des forces... dans l'effort.

                              Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon;
                              Il nage autour de moi comme un air impalpable;
                              Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon

                              Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

                              La Destruction, C.B.

Trois cent, quatre cent, cinq cent mètres de dénivelé... Tous les marcheurs le savent: notre âme est branchée sur un compteur. Et lorsque soudain le quota est atteint, lorsque le planter de bâton et la conversion sont redevenus une seconde nature, tout bascule, comme par magie: au détour d'un chemin, au passage d'un col, sans crier gare, la montagne nous sourit. Elle nous ouvre grand les bras, comme si elle n'attendait que nous. Le monde des hommes parait bien loin désormais et pourtant on ne se sent plus seul. Ces retrouvailles entre la nature et la meilleure part de soi-même sont un moment de bonheur intense, inimaginable. A ce stade, je me mets généralement à chanter en italien ou à éructer dans un japonais de ma composition, comme Toshiro Mifune lorsqu'il commande une cruche de saké dans une auberge de samouraï.

Toshiro
 Puis viennent les derniers 200 ou 500 mètres, plus "techniques", plus "engagés", où l'on peut enfin montrer sa "valeur": le sang bouillonne, les jambes semblent faites d'airain à présent et il faut se retenir pour ne pas se mettre à courir, pour ne pas crier sa joie avant d'avoir atteint le point culminant. La neige des cimes est lisse et fraiche comme les joues d'une jeune fille. Quant au ciel des Hautes-Alpes, il est d'un bleu inca qui évoque la cordillère des Andes: la lumière ruisselle sur nos têtes comme si elle s'échappait d'un chaudron plein d'or.

Puis vient la descente, avec ses péripéties, ses accélération, ses chutes acrobatiques, ses moments de pure joie, de folie douce et de franche rigolade, et bien plus tard, lorsque je serai rentré à la maison, le plaisir de tout raconter à Thomas et Gabriel qui font les yeux ronds, assis autour du poêle.

Arthur Rackham - Comus
Un conte de fées, vous dis-je.

mardi 21 février 2012

La reine Marguerite d'Italie sur le Lysjoch (4151 m)


Photo de Vittorio Sella - 18 août 1893

Majesté du cadre, solennité de la procession, classicisme de la composition. L'alpinisme moderne s'apparente plus à un jeu de billes multicolores sur un tas de cailloux et de neige.

lundi 20 février 2012

Mes trois muses

Lorsque, inévitablement, la conversation achoppe sur le sujet des gamelles, un ami me demande si je n'ai pas secrètement envie d'y laisser la peau. Le fait est que je suis un piètre skieur et que si je me gamelle si allègrement, c'est de la faute de mes trois muses: la plus directe, la plus raide et la plus belle. Mon absence d'amour-propre, de bonnes articulations et un fond de prudence atavique font le reste. Je ne compte en effet parmi mes ancêtres aucun sportif mais quelques intellectuels aventuriers dont j'ai hérité les genoux cagneux, la gaucherie physique et le moral d'acier. Lorsque je veux absolument éviter une gamelle, je fais le nécessaire - traversée-conversion - mais j'ai presque l'impression de tricher. Bad sport, comme disait mon père.

Je me souviens encore de cette phrase d'Olivier, prononcée dans le descente de la Petite Autane: "Si tu n'essaies pas aujourd'hui, quand est-ce que tu vas essayer?", une question qui ne résonne pas à nos oreilles de la même manière lorsqu'on a 22 ans et lorsqu'on en a 46.

Calvaire de la Coche (1754 m)


Pour la première sortie de ski de randonnée de Thomas, j'ai choisi une ballade au dessus du village de La Coche (1507 m), qui mène à travers bois jusqu'à un joli calvaire, avec vue sur le Haut-Champsaur.


Le moindre que l'on puisse dire, c'est qu'à la montée, la vue était le cadet de ses soucis. Dire qu'il a pâti - à la manière haute-alpine - serait un euphémisme. Ce n'était même pas du découragement - il était scandalisé! Pourquoi ne pas m'avoir dit que c'était aussi fatigant?! Il n'a pas rougné, il ne s'est pas lamenté, il a seulement du réfréner deux heures durant une saine envie de m'insulter... Pauvre Toto...


Le fait que j'aie pris un mauvais tournant, ajoutant deux kilomètres à l'itinéraire, et que je l'aie avoué, n'a rien arrangé. Quand finalement j'ai retrouvé la piste forestière, j'ai opté pour une autre tactique. Je l'ai abandonné. Dans la forêt du Drac, comme dans un conte de fées. Je sentais que le Petit Poucet avait besoin d'être seul pour se réconcilier avec son sort. La trace était nette, il n'y avait pas moyen de se perdre. Je l'ai laissé seul avec ses pensées parricides et je suis parti l'attendre au calvaire.


A l'arrivée, un quart d'heure plus tard, son humeur avait changé du tout au tout. Nous avons aussitôt appelé Susanna. Il lui a raconté combien c'était fatigant, mais sans trop insister - tradition familiale oblige - pour conclure par: "C'est tellement beau: il n'y a personne!". Plus que les paysages de montagne, que depuis 7 ans, il commence à connaitre, c'est la solitude qui lui a plu. A la descente, nous inversons les rôles et c'est à lui de m'attendre. Quand je le revois bondissant entre les arbres comme un écureuil, mon coeur se gonfle d'orgueil paternel.


Sur le chemin du retour, nous sommes passés par les Richards et je lui ai présenté mon chien de berger favori, qui chaque fois que je m'arrête pour remplir ma gourde à la fontaine vient me supplier de l'emmener en promenade. Ils ont roulé dans la neige tous les deux en poussant des glapissements de joie. Son petit ami était si excité qu'il lui a pissé dessus, ce que Thomas a trouvé très drôle. Maintenant qu'il sait qu'il est attendu, il aura peut-être plus envie de revenir.

samedi 18 février 2012

Le Palastre (2278 m) - L'éleveur de poules insaisissable

............................................ Le hameau des Richards .............................................

Même au paradis, on doit parfois avoir envie de déménager. Si j'en avais la possibilité, je quitterais St-Firmin pour venir m'installer aux Richards, ce petit hameau du bout du monde, au-dessus de Pont-du-Fossé. Au total, une douzaine de granges et une fontaine, toutes en état de marche. Comme le fond de vallée est particulièrement frais dans le Haut-Champsaur, ils ont le droit à une mer de nuages un matin sur deux. Le départ de la course se fait 50 m plus haut, au parking du chalet des Bayles (1556 m).


Ça commence tout en douceur, sur une piste forestière. Je pars seul aujourd'hui - de toutes les configurations, c'est celle que je préfère: grand beau, tout seul. C'est aussi, sur une course aussi fréquentée, une manière de faire des rencontres.

............................................ Les trois phénomènes .............................................

A hauteur de la Cabane de Pierre Drue - un dédale de rochers gigantesques et drus qui a la dignité d'un site mégalithique - je croise trois randonneurs qui en dépit de leur âge canonique font du ski de randonnée en bras de chemise et me taquinent sur la vétusté de mon sac à dos. Celui qui porte une chemise à carreaux a un peu plus de mal que les autres - il doit avoir 75 ans bien frappés! "Allez, mon petit..." lui souffle tendrement l'homme au bob. Voilà comment je voudrais vieillir... Pensant que j'ai affaire à Luc François, le fameux braconnier-skieur de Chabanas, l'auteur septuagénaire des Sentiers Interdits, je pose la question:

- Vous ne seriez pas éleveur de poules, par hasard?
- J'ai un poulailler, mais il est vide, me répond l'homme au bob. Pourquoi me demandez-vous ça?
- Vous me faites penser à quelqu'un... de Chabanas.
- Désolé, nous sommes de Vars.

Un peu plus tard, après que nos chemins se soient séparés, j'ai repensé à notre conversation, qui a surtout porté sur l'itinéraire et sur mon sac à dos, qu'ils continuaient de trouver irrésistiblement drôle, et je me suis dit que c'était bien la première fois que j'abordais un inconnu en lui demandant s'il élevait des poulets. Il faut croire que le Champsaur-Valgodemar commence à déteindre.

............................................ La vue du sommet (sud) .............................................

Ayant planté mes skis au col du Palastre, j'escalade le sommet à pied. Vue splendide sur les Alpes de Haute-Provence au sud, la falaise de Céüse et le Dévoluy à l'ouest, la pointe sud de la Vénasque et la Tête de Soleil-Boeuf (quel beau nom!) au nord. C'est là que se dirigent mes trois phénomènes. Si le sommet paraît peu engageant - il n'y a plus que des cailloux - la pente qui y mène semble irrésistible: deux kilomètres en pente douce, qui à la descente, par ce temps, lorsque la neige est juste comme il faut, doivent évoquer une sortie en ski nautique au Bahamas - je comprends maintenant pourquoi tout le monde me parle de Soleil-Boeuf. Next time.

.................. La vue du sommet (nord), avec Soleil-Boeuf tout à gauche .......................

Une fois redescendu, j'apprends qu'Olivier et Benoît sont allés faire le Col de la Venasque (2487 m) et le Pic du Tourond (2742 m), par le versant ouest, où ils ont rencontré beaucoup de neige croutée. Nombreuses chutes à la descente. Hector trainé sous les murs de Troie: crack, boum, wizz! Je n'ai pas eu ce problème en redescendant du Palastre. C'était comme mettre les pieds dans un plat de chips: crunch, crunch, crunch. Bilan: une ou deux glissades mais seulement une gamelle.

vendredi 17 février 2012

Gamelle - la sainte Thérèse

........... Refusant tout secours, sainte Thérèse tarde à se relever de sa gamelle ...........

La sainte Thérèse: après avoir effectué une superbe gamelle, le skieur reprend lentement conscience, à moitié enseveli dans une mètre de poudreuse. Il ne sait pas où sont ses bâtons, ses skis - il pourrait aussi bien être sur un nuage. Il a vaguement conscience qu'on l'attend, un peu plus bas, qu'on se fait peut-être même du souci. Il enlève ses lunettes, recouvertes de neige. Aveuglé par le soleil, incapable de se relever, il s'abandonne à une douce sensation de bien-être: "je suis encore en vie, je n'ai mal nulle part, je suis bien...merci...merci..." Il a enfin trouvé son assise.

mercredi 15 février 2012

Le mystère de l'équilibre

Le gyroscope a été inventé par Léon Foucault en 1852, qui dut sacrifier une carrière prometteuse de moniteur de ski pour se consacrer à l'étude du mouvement terrestre (on notera néanmoins qu'il installa son fameux pendule sur la Montagne Ste-Geneviève, en souvenir de sa première vocation). Monté sur un cardan - une invention du mathématicien de la Renaissance Girolamo Cardano, auquel on doit cette confession étonnante: « Par nature je redoute les endroits élevés, même s’ils sont très spacieux, et ceux où je soupçonne la présence d’un chien enragé. » (De propria vita, Rome, 1576), qui semblerait établir un lien direct entre son invention, le vertige et la cynophobie - le gyroscope est de tous les instruments scientifiques, celui qui incarne le mieux le mystère de l'équilibre. Comment fait-il pour ne pas tomber? Excellente question.

Quand je regarde skier Olivier et Benoît, je me dis qu'il me manque peut être un gyroscope. C'est sans doute son absence qui fait aboyer les chiens à mon approche.

lundi 13 février 2012

De la gamelle considérée comme une discipline sportive

Je pratique la gamelle depuis près de 25 ans. Après en avoir acquis les rudiments au 7e BCA, sur les reliefs poudreux de la Tarentaise, je me perfectionne depuis bientôt 10 ans dans les neiges croutées du massif des Ecrins. Toutes ces années n'ont pas été de trop pour acquérir une technique efficace et je peux désormais affirmer, non sans une certaine fierté, qu’aucune pente n'est trop douce ni aucune neige suffisamment bien tassée que je ne sache, au gré de l'inspiration, improviser quelque gamelle mémorable.

Déconsidérée par mes pairs, boudée par les sponsors, superbement ignorée par le Comité Olympique, la gamelle mérite pourtant mieux que cet ostracisme universel. Prenez le ski acrobatique, par exemple – comment ne pas reconnaitre que pour conclure un triple salto arrière, rien ne vaut une magnifique gamelle. C'est le coup de cymbale après un solo de flute traversière, c'est le professeur de mathématiques qui tombe de son estrade, c'est le plaisir de la couette après avoir enfilé son pyjama, c'est le baiser brûlant après une paire de claques! Les statistiques YouTube sont éloquentes: lorsqu’elle est réussie, le succès de la gamelle, avec ses 1.250.000 vues, éclipse totalement celui de la figure imposée, qui peine à en atteindre 10.000. Et pourtant les jurys, obéissant à une espèce d’angélisme suranné, continuent de la sanctionner comme une faute. Faut-il que leur orthodoxie les ait rendus aveugles? S’ils prenaient la peine de demander son avis au public, ils se rendraient compte que rien n’est plus spectaculaire, plus émouvant qu’un skieur qui s’étale « en beauté ». Ah! comme il est doux de sentir la douleur et la joie, les rires et les pleurs se mêler dans une même mouvement d'exaltation collective! Il faudrait un nouveau Bernin pour immortaliser cela...

Mais il y a gamelle et gamelle... Une chute discrète, une glissade sans conséquences, une petite culbute, si elles peuvent prêter à sourire, ne possèdent pas les qualités stylistiques et athlétiques qui font de la gamelle un spectacle si réjouissant. Je commencerai cet inventaire par une de mes figures favorites.


.................................................. Mon coeur de gamme ..................................................

L'Hector : cette gamelle fait référence au prince d'Illion, le fils de Priam, qui après avoir été tué par Achille en combat singulier fut trainé derrière son char sous les murs de Troie. Remplacez les furieuses cavales d'Homère par une paire de ski fraichement fartés et vous avez tous les ingrédients d’une gamelle dont l'intérêt principal réside dans le dilemme particulièrement cruel auquel la victime se trouve confrontée. Après avoir pris de la vitesse dans de la bonne neige, le skieur pénètre à l'improviste dans une zone de neige croutée. Crack! Ses skis disparaissent sous la glace... Impossible de faire un dérapage, encore moins un virage: il est sur des rails. Panique! Incapable de ralentir comme de modifier sa trajectoire, le skieur se penche en arrière pour essayer de percer la croute glacée avec ses spatules et reprendre le contrôle. Il se penche, il se penche et... Boum! Il finit sur le cul. Et ce n'est qu'un début. A partir de là, tout effort pour se remettre d'aplomb ne fait qu'accélérer le mouvement et prolonger le supplice; c'est la fuite en avant. Wizz! Après avoir tenté en vain de se redresser, il se résigne à se laisser trainer jusqu'à avoir épuisé tout son élan. Le skieur finit généralement trente mètres plus loin, les cuisses en feu et les fesses glacées.

dimanche 12 février 2012

En route vers la Petite Autane (2519 m)

Partis du parking de la station de Serre-Eyraud, nous traversons le bois de la Marinière, en suivant d'abord les pistes forestières, puis en coupant dans la pente. Il n'y a pas de lumière, l'ambiance est glauque. Olivier trace - les peines de coeur agissent sur lui comme un combustible - Benoît le suit sans difficulté et je traîne une vingtaine de mètres derrière. En traversant le torrent du Moulinet, nous croisons un attelage de chiens et leur maître. Pendant un quart d'heure, nous n'entendrons plus que lui - il semblerait que ces engins là ne fonctionnent qu'à coups de jurons; c'est du moins ce qu'en pense le maître d'attelage. J'ai le coeur dans les talons, le blues de l'eskimo.

.............................. Olivier et Benoît à Serre l'Aupette (1980 m)..................................

Une heure plus tard, merveille. A peine sortis de la forêt, 500 m plus haut, nous découvrons un petit vallon ensoleillé, idyllique, qui abrite la cabane d'estive de l'Aupette.

...................................... Le Combeau, vu du Font Génique .......................................

100 m plus haut, nous traversons en-dessous des crêtes qui relient la Grande et la Petite Autane, malheureusement inaccessibles: plaques à vent, surfaces pelées. Olivier explique qu'au niveau où nous nous trouvons, la pente est encore trop faible et la glace trop dure pour représenter un danger réel, mais qu'il serait risqué d'essayer d'atteindre le col. Il nous demande cependant de respecter les distances de sécurité.

.......................... La Petite Autane, vue du Combeau (2120 m)...............................

Après avoir partagé un thermos de café au Combeau, nous redescendons. La neige croutée ne manque pas: j'improvise quelques beaux Hectors. Olivier chute également plusieurs fois, ce qui met Benoît en joie - nous découvrirons plus tard qu'une de ses fixations s'est desserrée. Benoît skie comme Thomas et Gabriel: il passe partout, à toute berzingue, en poussant des cris de joie - il fait n'importe quoi et ça marche - il a une bonne assise, il a de l'énergie à revendre - pourquoi ne puis-je pas, comme lui, skier comme un enfant? Le pire, c'est que ce n'est même pas une question d'âge - chez les Lapins Chasseurs, déjà, je skiais comme un grabataire.

.......................... Le snack-bar de Serre-Eyraud (1450 m) .............................

De retour au parking, les yeux et les poumons pleins de bleu, nous pénétrons dans le coin le plus chaud, le plus humide et le plus obscur de tout le massif des Autanes: le snack-bar de Serre-Eyraud. Nous sommes heureux comme des rongeurs de retour au terrier. Une vraie boîte de Petri: même le poêle à bois à le nez qui coule. Nous irons boire nos bières en terrasse.



lundi 6 février 2012

Le crétin de la montagne Ste-Geneviève (Paris 5e)

La nouveauté n'a pas le même éclat pour tout le monde. En ce qui me concerne, il faut que la dernière couche ait cessé de briller et que le prix soit devenu raisonnable pour que je puisse contempler l'objet sans défiance et que j'aie envie de lui trouver quelques mérites. Achetés d'occasion en 2004, mes Dynastar Altitrail des années 90 ne présentent que l'ombre d'une parabole, ils sont longs et étroits, passablement rigides et m'obligent parfois à exécuter des stems d'une autre époque mais il faudrait que je les casse en deux - j'y travaille - pour m'en séparer. On me répète que je skierais mieux avec des skis plus larges - on dit wide - et plus courts - plus modernes, autrement dit - or dans mon esprit, opter pour des skis plus faciles serait comme renoncer à essayer de m'améliorer... Je suis indécrottablement old school et si je me fie à mon expérience, la valeur du bonhomme est souvent proportionnelle à la vétusté de son matériel (que ce soit une guitare, une paire de skis ou une scie-sauteuse).



Une fois seulement, j'ai cédé aux sirènes de la nouveauté, et par provocation encore! C'était en 2008, au Vieux Campeur, rue des Ecoles, Paris cinquième. Nous revenions d'une année à l'étranger et je voulais m'acheter une veste d'alpinisme avant de rentrer à St-Firmin. Le magasin, tout en longueur, stocke toutes les vestes de montagne sur un unique porte-manteau - une cinquantaine de modèles au total, rangés par ordre de prix. Les premiers prix se trouvent à l'entrée de la boutique, les vestes les plus chères 20 mètres plus loin, devant la caisse. J'ai expliqué au vendeur que je voulais pouvoir faire du ski de randonnée, de la cascade de glace, etc... Au fur et à mesure que je décrivais l'usage intensif auquel je destinais cette veste et les qualités qu'elle devait posséder, nous nous rapprochions de la caisse, jusqu'à ce que j'ajoute, pensant que ça allait de soi, qu'elle devait me "tenir chaud". Or c'était le tout début de l'avènement de la technologie SoftShell et la nouvelle élite des vestes d'alpinisme - celles qui se trouvaient justement à côté de la caisse - étaient désormais dépourvues de doublures. Elles transpiraient, elles respiraient, elles résistaient à toutes les agressions mais elles n'étaient pas chaudes. A peine eus-je évoqué cette notion de confort que le vendeur me fit faire quelques pas en arrière tout en déclarant sèchement que les vestes que je voyais près de la caisse ne "tenaient pas chaud" - sous-entendant que si je voulais me réchauffer, je n'avais qu'à rester au lit ou me rabattre sur un produit de qualité inférieure.

Le malentendu a persisté un certain temps. A plusieurs reprises, nous dûmes faire marche arrière devant la barrière invisible qui séparait désormais les vestes classiques du nec plus ultra, que je n'étais manifestement pas digne de franchir. Passablement agacé par les manières abruptes du vendeur et par le manque d'explications, je commençais à le soupçonner de ne pas vouloir me vendre une veste SoftShell. Sans doute rêvait-il de s'en offrir une depuis leur dernier séminaire Force de Vente, à Tignes, auquel sa parfaite connaissance des produits lui avait valu d'être invité, et ne supportait-il pas l'idée de vendre leur premier modèle à un client qui, ignorant tout de ce nouveau concept révolutionnaire, serait incapable de l'apprécier à sa juste valeur: je ne faisais par partie des initiés. Il n'en fallait pas plus pour me décider.

Lui tournant le dos, je me suis dirigé vers la caisse et j'ai attrapé la veste qui se trouvait à l'extrémité du rang: la toute toute dernière, celle dont ils ne stockaient qu'un exemplaire. Le temps de l'enfiler et de rabattre la capuche, je pris conscience que tous les vendeurs du magasin me regardaient d'un air horrifié: je venais de toucher au Graal. Même la caissière et l'agent de sécurité avaient interrompu leur conversation pour me dévisager. Il est vrai que cette veste était... extraordinaire. Les fermetures avaient une qualité étrangement organique, le matériau était à la fois souple, épais et délicatement nervuré, comme une feuille de choux synthétique. Quant à son poids, je ne la sentais pas... J'ai du me résigner à payer 740€ (sic) pour une veste qui en coûte aujourd'hui 450, un montant qui me semblait absurde à l'époque et qui me paraît encore totalement disproportionné, n'était-ce pour la satisfaction de voir le péteux s'étrangler sur son argumentaire et celle d'être tombé sur une Mammut Extrême Logan Pro Shell, le meilleur vêtement de montagne que j'aie jamais acheté.

Sans regrets, mais jamais plus.

Dans le vestibule du skieur-alpiniste


Entre la porte d'entrée et la porte de la cuisine, dans le vestibule, une table où sont rangés la raclette thermique pour les peaux de phoque, le petit poêlon électrique à farte, la colle en tube, la colle en rouleaux, la colle en pschitt et les solvants, l'hydrofuge, les lames de cutter, le fer à repasser, les cales, les couteaux, les vis et j'en passe. Il ne manque qu'un peigne et une pince à épiler. Tout ça à portée de main, matin, midi et soir, afin que jamais au grand jamais s'il arrivait un pépin on ne puisse en attribuer la cause à un mauvais entretien du matériel.

J'observe Olivier pendant qu'il fait son sac:

- Tu emportes toujours tout ton matériel de sécurité?
- Si tu ne prends pas ta pelle et ta sonde, tu es un salaud, et si tu ne prends pas ton ARVA, tu es un con.

On ne saurait mieux dire.

La Recula (2548 m) - la démarche des ongulés


Aujourd'hui, je sors avec Olivier et j'ai le ventre noué. Classique: c'est l’appréhension qui me saisit chaque fois que je pars faire de la montagne avec quelqu’un de beaucoup plus fort que moi. Or Olive est un surhomme - j'aurai l'occasion d'y revenir - mais un surhomme qui heureusement pour moi est doué d’une patience à la mesure de ses capacités. Il en faudra pour me faire godiller dans le versant nord de la Recula.

Nous garons la voiture à l'entrée du hameau d’Archinard (1594 m), point de départ de la randonnée, pour être accueillis pas une scène bien haut-alpine : quatre chats hirsutes qui prennent le soleil sur un petit carré de paille séchée, devant la porte d’une grange. Dans les Hautes-Alpes, même en plein hiver, le midi n’est jamais bien loin. J'aime ces petits coins d'estive au cœur de l’hiver, que Robert Doisneau a si bien capturé dans son reportage sur le Queyras, dans les années 50.

J'aime le départ de cette course, tout en douceur, à travers les arbres - c'est une des plus jolies randonnées de la région. Dans la montée, Olivier m'abreuve de conseils: desserrer complètement les chaussures pour garder de la souplesse dans les chevilles, faire glisser le ski vers l’avant sans le soulever, ne jamais s’appuyer sur les carres, entamer le virage fractionné avec les bâtons à l’arrière et finir la conversion avec les bâtons à l’avant, donner une impulsion jambe tendue avant de ramener le ski extérieur dans l’axe, planter le bâton au plus près du ski, exercer une pression sur le pommeau jusqu’à ce que le bâton se retrouve à la traine et le récupérer à l'aide de la dragonne... Tout y passe: pas un geste, pas un équilibre qui ne soit analysé, corrigé, optimisé. "Il faut chercher à s'améliorer sur tous les points - tous les passer en revue, en boucle." Pour conclure: "Dis-toi qu'avant les primates, il y a eu les ongulés, nos ancêtres communs, et qu'il faut réapprendre à progresser sur quatre points d'appuis." J'aime cette image où le coaching sportif moderne retrouve Darwin et l'origine des espèces. Même mes articulations aiment cette image, qui semblent s'être considérablement assouplies depuis que je me représente sous les traits d'un paresseux géant (Megalonyx) du mésolithique (qui n'était pas un ongulé, mais nul n'est parfait).

Dans la chaleur de l'effort, je me délecte de ces passages dans des zones glacées - cette vive sensation de fraîcheur qui nous saute à la gorge, à l'improviste, dans le creux d'un vallon d'ubac ou à l'orée de la forêt et qui semble littéralement happer la chaleur de notre corps, sans en venir à bout: c'est comme plonger dans une vasque d’eau froide en sortant du hammam. Je crois savoir que les nivologues appellent ça la masse noire, en opposition aux douces irradiations de l'infrarouge. La course se termine sur une crête, longue de quelques centaines de mètres. Au sommet de la Recula, également surnommée Petite Autane d'Orcières, pas un souffle d'air. Depuis notre plateforme, nous avons de belles vues dégagées sur la pointe des Estaris et la station d'Orcières au nord, le Galabrut et l'Aiguille à l'est, la crête de Malamorte et la Coupa au sud. Peu rassuré par les pentes précipiteuses qui bordent l'arrête sommitale, je redescend à pied, les skis sur l'épaule, les premiers cinquante mètres. Je pense faire un ongulé passable, mais pour ce qui est de godiller en poudreuse... Chaque fois que j'entame une de mes séquences traversée-conversion, j'entends Olivier marmonner: "c'est pas comme ça qu'il faut s'y prendre!" Il réussira quand même à me faire enchainer quelques virages serrés, juste en-dessous de la crête. En essayant de le rattraper, j'ai l'impression d'être un ours qui poursuit un saumon dans un torrent. Il ondule! Il est léger comme un flocon et moi balourd comme une avalanche de printemps.

.......................... Au sommet: Olive ressemble à un guide péruvien ..........................

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons à l'auberge des Tourengs, qui semble bien seule au fond de la vallée du Drac Noir, la plus froide du Champsaur. Sur la rive gauche, on devine les cascades de glace au milieu des arbres, à commencer par le fameux Y, entrepris il y a quelques années avec l'ami Gégé.


Nous buvons une bignouse par -18°C,  une manière de célébrer le rapport si particulier, si exclusif - si privilégié! - qui nous unit au froid de l'hiver, nous autres Hauts-Alpins. Alors que les pouvoirs publics et la presse nationale lancent des messages d'alerte sur toutes les ondes, nous campons ferme dans notre petit coin de paradis glacé, forts de cette familiarité magique, presque enfantine, avec la neige qui nous permet de nous sentir chez nous au cœur de l'hiver "sibérien".

jeudi 2 février 2012

Le Pic de Gleize (2161 m) - commme un telemark ivre


Première sortie de ski de randonnée de la saison - trente centimètres de fraiche, tombée au cours des dernières quarante-huit heures - tout le monde est garé au Col Bayard (1236 m), en ce premier jour de février - enfin, tout le monde... le peuple des 35 heures, les doux rêveurs de la génération Aubry, les adeptes de l'épanouissement personnel par les loisirs, sans compter une escouade d'étudiants sportifs, une large proportion du corps enseignant gapençais - ceux qui ne fument pas - quelques auto-entrepreneurs entreprenants, dont je suis, et la section Hautes-Alpes de l'Office National des Forêts au grand complet, dont l'armada de 4x4 flambants neufs attire l'oeil comme un incendie de forêt, au milieu des Kangoos sous extension de garantie et des 205 sans âge. Officiellement, ils effectuent un comptage de tétras (Tetrao urogallus); officieusement, ils se régalent.

Tout le monde sait que c'est dans les 72 heures qui suivent une chute de neige importante que se produisent la plupart des avalanches mortelles. Ce qui fait l'intérêt de cette course, c'est la douceur de la pente: 30° maximum. Même lorsque la neige est fraiche, le risque est presque inexistant - ce qui ne dispense pas d'être prudent, évidement. Toujours est-il qu'après un épisode neigeux, tous les skieurs de la région s'y donnent rendez-vous, pour tester.

Tous les randonneurs croisés en chemin son habillés en noir - vestes SoftShell noires, pantalons en GoreTek noir, membranes noires, bonnets noirs, gants noirs - seuls les skis et les bottes - notre moyen de transport - échappent à la passion du noir - pour ne pas ressembler à un corbillard? - mais pour combien de temps encore? Deux heures plus tard, arrivé au sommet, j'ai droit à un véritable florilège. Trempées de sueur, les vestes techniques sont échangées contre des coupe-vents et des vêtements chauds. Pour la majorité de mes congénères, il s'agit manifestement de leur dernier achat: de la doudoune Mammut jaune colza à la veste North Face vert pomme en passant par la polaire à longs poils hirsutes Patagonia, couleur Berocca, tous les coloris de la saison Hiver 2011-2012 se mettent à danser sous mes yeux.

C'est ma première descente hors-piste de l'année: j'ai l'impression de danser comme un telemark ivre, un personnage de film muet à la recherche d'un équilibre improbable. Heureusement, je suis seul et je peux vaciller à mon aise. Après une chute particulièrement acrobatique, je perds un ski - je vois filer mon vieil Altitrail vif orange en direction du col de Gleize à la vitesse d'un train Corail. Cinquante mètres plus bas, un rocher providentiel lui barre la route - je lui adresse un regard plein de reconnaissance. Rarement rocher des Hautes-Alpes aura inspiré un tel sentiment de tendresse. Il faut aller au Japon pour voir l'amour du prochain s'étendre ainsi jusqu'aux pierres.

Une fois sorti du vallon, la couche de neige devient plus fine. Je n'hésite pourtant pas à m'aventurer sur une belle croupe toute blanche, incapable de résister à l'appel de la neige immaculée. Bougre d'âne! Si personne n'est passé par là, il y avait forcément une raison: c'est un champ de pierres! Mon bouddhisme-zen ne résiste pas à cette nouvelle épreuve: je maudis le monde minéral, en mâchant quelques injures bien senties. Affutées comme des couteaux, parfaitement invisibles sous le glacis éblouissant, les arrêtes des cailloux arrachent des lambeaux de polyuréthane aux semelles de mes skis; j'ai l'impression qu'un dentiste s'attaque à la plante de mes pieds avec une meule - les sensations de raclement remontent jusque dans les genoux - c'est atroce. Pire, c'est humiliant: au moins une trentaine de skieurs sont passés par ici depuis la dernière chute de neige et je suis le seul à être tombé dans le piège. La trace de mon virage précipité et le spectacle de toutes ces pierres exposées par mon passage se lit comme une private joke entre skieurs de randonnée, la meilleure blague de la descente du pic de Gleize. Après cette raclée, je ne quitterai plus les talwegs, savourant la poudre épaisse des vallons jusqu'au parking du col Bayard, qui à défaut de réparer mes semelles réduites en charpie, agit comme un baume sur mon amour-propre.

Un parfum d'excréments flotte autour du parking: c'est la porcherie du Col Bayard, qui se trouve à cinquante mètres de là, et la bise qui se lève.

Sur le chemin du retour, je dépose les skis chez le loueur de la station de Laye pour les faire ressemeler. "Vous revenez du Pic de Gleize? Je me disais bien, ce matin, en jumellant, que ça paraissait pas bien épais..."