lundi 26 mars 2012

Meet Urban Slang

Ce week-end, Gilles nous honore de sa présence. Un beau jour de février, il s'est réveillé dans son xviiie arrondissement de Paris avec une envie de montagne. Un mois plus tard, nous voici réunis à St Firmin. Il a de grands projets, or Gilles est un frère pour moi;  je dois par conséquent la même considération à ses projets qu'aux miens (aussi fantasques soient-ils, tous autant qu'ils sont). Malheureusement pour lui, l'inter-saison ne nous est guère favorable: il n'y a plus assez de neige pour faire du ski de randonnée sans s'astreindre à de longs et fatigants portages et il y en a encore trop pour pouvoir chausser des crampons: pas assez pour glisser, trop pour bien s'agripper.


Suivant les conseils d'Olivier, nous décidons de faire l'ascension de la Petite Autane (2.480m) par les crêtes, en partant des Faix (1.380 m). Après une première traite à l'ombre, nous sommes accueillis à l'orée du Bois Fustier par un beau soleil de printemps, aussi chaleureux et bienfaisant que le soleil de l'été est altier est impitoyable. Parvenus à la cime du Cuchon (2.002 m), nous nous asseyons au milieu des genets pour partager un Twix écrasé et une gourde d'eau. La montagne qui bientôt embaumera le thym sauvage ne dégage pas encore le moindre parfum. Si le spectacle de la chaine des Autanes ne manque pas de majesté, elle n'a, au nez, pas plus de relief qu'un sachet de persil surgelé.

Deux cent mètres plus haut, nous sommes stoppés net par la présence de neige sur une partie particulièrement scabreuse de l'itinéraire, or nous n'avons qu'une paire de crampons et Gilles est monté à l'assaut de l'Autane... en mocassins! Après avoir calmement pris la mesure de la situation, je décide de rebrousser chemin. Courage fuyons! Nous rions de notre déconvenue avec la malice d'un Jean Rochefort, dans les instants qui suivent une lâcheté particulièrement bien sentie. Je n'apprendrai que plus tard - trop tard - que le passage en question était équipé d'une main courante... Ainsi va l'intersaison: pendant que l'adret vous fait les yeux doux, l'ubac vous plante un poignard glacé entre les omoplates.

Nous décidons de redescendre par un autre chemin, pour varier les plaisirs. Or autant la face nord de la chaine des Autanes est de bonne tenue, autant le versant sud qui borde le torrent de la Rouanne est une véritable cochonnerie! Tout n'est qu'éboulis, pentes ravinées, clapiers et moraines glacières. Rien ne tient. Inexorablement, cette montagne se creuse et s'élime comme un château de sable lorsque, las de faire des pâtés, bébé décide de détruire son œuvre en faisant pipi dessus. L'heure est venue d'initier Gilles à la STANDING GLISSADE de l'oncle Wilson.


Plus communément connue sous le nom de ramasse, la STANDING GLISSADE s'est vue consacrer quelques pages dans le manuel d'alpinisme de mon arrière-arrière-grand-oncle, le Docteur Claude Wilson, président de l'Alpine Club de 1932 à 1934. Pour ma part, je n'en ai pas appris les rudiments dans le manuel familial (dont sont extraites ces illustrations) mais aux côtés de Sylvain Dupuy, grand chasseur de chamois devant l'éternel, pendant que nous courrions les pentes ravinées du Petit Chaillol. Ne vous laissez pas abuser par son appellation diminutive: la ramasse est la reine de la pente, l'équivalent, sur le plan de la progression en montagne, du clou dans l'art du bricolage. Les principes sont simples: trois points d'appui, le bâton à l'horizontale, le poids dans la pente. Ainsi gaulé, l'Alpin passe partout, sans jamais choir.

Chemin faisant, nous renouons avec nos vieux démons. Gilles se prend pour un chasseur-cueilleur du Néolithique et moi pour Urban Slang, un mordeur de poussière d'origine balkanique. Pour meubler les silences et ne pas laisser s'installer le doute, il pousse des grognement de bête et je débite des âneries avec un accent slave. Ainsi reléguée à l'arrière-plan, la pente perd temporairement son pouvoir de fascination.  

Nous enchainons les déclivités schisteuses (excuse my French) du Ravin de Chardonnet, la Pierre des Vaincus (abjecte, en toute logique), la Combe des Prêtres (forcément réprobateurs) et la Coste Averseng avant d'atteindre la grange des Cousteilles, une heure et demi plus tard, pour être confrontés à un nouveau dilemme: rejoindre la voiture par la route d'Ancelle (4 km) ou franchir le ravin pour prendre le sentier des Faix (1 km). Las de se ramasser, Gilles pencherait plutôt pour la solution asphaltée - sans hésiter, je me lance dans une dernière STANDING GLISSADE en l'honneur de l'oncle Wilson, que je termine sur le cul, vingt mètres plus bas, dans un nuage de poussière. Gilles, qui n'a guère le choix, me rejoint au fond du ravin (peut-être pour la dernière fois?).

Cabron!
Gilles est un Gitan. Il faut admirer l'homme qui pour rien au monde ne séparerait de ses zapatos, même pour gravir la plus haute montagne, afin de ne pas avoir à affronter sa dernière heure sans pouvoir exécuter quelque punteado, sans faire éclater une ultime escobilla et prendre la pose devant la mort médusée. Olé! Celui qui n'a pas vu Gilles arpenter la plage de Menton en maillot de bain et en mocassins (sans chaussettes) ne connait rien à l'élégance. Il pourra se rattraper avec Pierce Brosman dans Matador. Nous sommes ainsi faits, nous autres Gitanos, du Nord et du Sud: traditionalistes jusqu'au bout des orteils. Il y a quelque chose dans le progrès - dans le progrès technique en particulier - qui face à tout ce que nos ancêtres ont su endurer, résonne comme une insulte. Or ils étaient meilleurs que nous: sur ce point, nous sommes intraitables. Alors, au diable la facilité!  Et comme dit si bien Gilles en parlant de ses mocassins: "quand ils vont raconter à leurs copines de placard ce qu'ils ont fait ce week-end, elles ne vont pas les croire!". Sans incrédulité, pas de respect.

Quant à ceux qui penseraient que l'auteur de ces lignes est un être purement livresque, un Shetlandais de salon qui ne s'arrache à son clavier une fois par semaine que pour s'offrir une petite frayeur sur les pentes des Ecrins, ils ne connaissent manifestement pas Urban Slang, son alter ego, Urban Slang le gyrogave, le moine errant de Slovénie qui à son cou porte une chainette où brillent l'anneau sigillaire de son père, une Maria de la Assumpcion en or et un lourd crucifix mexicain en argent, symbole de Vie, de Mort et de Résurrection!

Est-ce que j'ai une tête à travailler sur un ordinateur?

La rose canine

Curieux cynorhodon
Dont les baies rouge vif
Collent aux épines
Comme gouttes de sang,
Et dont la chair et l'éclat
Sont préservés tout l'hiver
Par le froid mortifère.

Qu'arrivent le printemps
Et les premières chaleurs,
Les fruits, en une nuit,
Se flétrissent et se meurent. 

Urban Slang (1965 - )

mercredi 21 mars 2012

Meije worship

Les séracs du glacier de la Meije, vus de P1

S'il est une montagne du massif des Ecrins qui ces dernières années est devenue l'objet d'un véritable culte, c'est la Meije, que d'aucuns n'ont pas hésité à rebaptiser La Déesse. Olivier Messiaen, qui y passait tous ses étés, trouvait son asymétrie fascinante. Aujourd'hui, c'est moins le profil déchiqueté du pic éponyme (3.983 m) que ses deux vallons septentrionaux qui attisent les désirs. Depuis 15 ans, ils abritent en effet le plus grand domaine de freeride de France (sic). En partant de la gare téléphérique de la Grave (1.450 m), on atteint le dôme de la Lauze (3.560m) en un peu plus de 45 minutes - soit deux tronçons et demi de téléphérique et un téléski - lequel par beau temps offre des vues d'une netteté stratosphérique sur le massif du Mont Blanc, les Ecrins, et les pré-Alpes jusqu'au Mont Ventoux, un panorama de 400 km de diamètre qu'on est plus habitué à observer à travers la double épaisseur de plexy d'un hublot d'avion. Et à part le court tronçon de neige damée qui longe le téléski sommital, pas une piste, pas un pylône, pas un panneau, rien, rien, rien que de la neige fraiche, à perte de vue. Comme dit Toto: "C'est comme la mer". Après avoir goûté à la Meije, skier en station est aussi excitant que naviguer sur le canal du Midi.



Nous essayons d'y aller une fois par an, depuis six ans. Cela faisait des années que je rêvais d'y amener les enfants; c'est chose faite. Samedi matin, à l'ouverture, ils étaient les seuls mineurs à faire la queue devant le téléphérique de la Grave. Composée aux trois quarts de freeriders venus de toute l'Europe, presque exclusivement masculine, la clientèle est gratinée. Ils ont tous entre 30 et 40 ans, ils sont célibataires, aisés, cosmopolites, urbains, bronzés, pas rasés, sportifs... Un rêve de débutante! Les filles sont rares (moins de 5% des effectifs), mais la sélection naturelle a porté ses fruits: en plus d'être jolies, elles ont un je-ne-sais-quoi d'altier et de fier qui est assez irrésistible. A l'heure du déjeuner, tout ce beau monde se retrouve au chalet des Rullans, à 3.200m, pour le plat du jour et une heure de Dark side of the Moon. Nous sommes tous tellement heureux d'être là qu'on croirait que quelqu'un a mis de l'esctasy dans le café. Les visages - tous les visages - irradient. Chaque fois que l'on regarde par la fenêtre, on croit rêver tellement c'est beau, immense et raide. Samedi dernier, le t-shirt échancré de la jeune serveuse n'arrêtait pas de glisser de ses épaules - elle avait visiblement du mal à rester habillée.

La journée a commencé dans les nuages, par une petite tempête de neige sur le glacier de la Girose. On n'y voyait pas à 10 mètres, à 3.400 m. Un regard de Susanna a suffi pour me convaincre qu'il n'était pas question de faire du hors-piste en famille dans ces conditions. Nous sommes aussitôt redescendus à 3.200 m et nous avons patienté au chalet pendant une heure, le temps que le ciel se dégage. Une heure durant, j'ai du affronter leurs trois regards: celui de Susanna est noir, celui de Gabriel amusé, et Thomas préoccupé: "où est-ce que tu nous as encore emmenés?" semblaient-ils me répéter en choeur. Je suis habitué. Tout d'un coup, un mince rayon de soleil déchire la couverture nuageuse.

- Alors, on y va?
Je me lève et je commence à resserrer mes chaussures de ski. Le ciel est gris, tumultueux. Le vent souffle par rafales. Thomas et Gabriel plongent leur nez dans leur chocolat chaud.
- Moi, je suis encore un peu fatigué... déclare Gabriel. 
Après un long silence, où perce son angoisse,
- D'accord... concède Thomas.

La brèche Pacave

Pauvre Thomas! Héroïque Thomas! Nous avons commencé la journée par le Vallon de la Meije, le plus raide, le plus encaissé, le plus sinistre par temps couvert. A hauteur de la brèche Pacave, il faut déchausser et franchir la crête à pied; la pente du versant oriental est à 45°. Thomas m'a avoué un peu plus tard avoir fait une petite prière. Le fait est qu'il skie très bien - trois fois mieux que moi, au moins - mais l'ambiance dans ce vallon caillassé et désert était lugubre, ce matin-là. Nous nous sommes perdus, puis nous avons retrouvé le chemin de la gare de téléphérique P1 grâce à une jeune skieuse - rebaptisée la jolie bergère - que suivaient à la queue-leu-leu une vingtaine de skieurs égarés.

Deux heures et demi plus tard, nous sommes de retour au chalet. Thomas est complètement cuit. Susanna, qui a fait son deuil de cette journée, propose de le raccompagner à la Grave en téléphérique. Je me tourne vers Gabriel:

- Alors, on y va?
 Silence.
- Est-ce que je pourrais avoir une assiette de frites?
Un quart d'heure plus tard, je remets le couvert, sans trop y croire:
- Alors, qu'est-ce que t'en dis?
Et là, à la surprise générale, Gabriel se lève et en jetant un regard espiègle à son frère, qui tient à peine debout, nous lance de sa voix carillonnante:
- On y va! 


La chance sourit souvent à Gabriel (il en faut au moins un dans chaque famille). Le ciel s'était dégagé, le vent était tombé. Le vallon Chancel est plus débonnaire que le vallon de la Meije. Gabriel était heureux comme un prince, au milieu des escadres de riders casqués. J'adore le regarder skier: ses bâtons se balancent derrière lui comme la queue d'un moineau - on dirait qu'il essaie de s'envoler. Il a 10 ans et il skie à la Meije aussi naturellement qu'il jouerait au ballon derrière la maison. Conclusion de Thomas: "Avec Gabriel, la chance, c'est automatique - avec moi, c'est manuel". Thomas, en revanche, a le sens de la formule. On ne peut pas tout avoir.


En fin de journée, tout ce petit monde se retrouve dans les trois bars de la Grave et je défie quiconque de me trouver une rue à Paris, à Berlin, à Londres ou à Helsinki, où autant de gens sont aussi heureux, à cinq heures de l'après-midi, avant même d'avoir bu leur première bière. Et quand je dis autant de gens: nous ne sommes jamais plus de quelques centaines, et souvent bien moins. Quelques poignées d'adorateurs, de fidèles qui retournons à la Grave chaque année, comme en pèlerinage. Dans l'euphorie générale, nous regardons la Meije disparaitre dans le crépuscule, juste au dessus de nos têtes.

vendredi 9 mars 2012

Tous les matins, juste avant l'aube...

................................... Le Grun de St Firmin après le redoux ...................................

Tous les matins, juste avant l'aube, je sors dans le jardin pour prendre la température et humer à grands traits les parfums de la nuit, en attrapant quelques buches au passage. En dix jours, le redoux a fait fondre la neige des sous-bois et réchauffé l'épais tapis de feuilles mortes dont l'hiver précoce avait retardé la décomposition. Toute la nuit, l'air froid qui ruisselle des hauteurs du Grun a charrié des parfums de sous-bois décongelés à travers le village. Ça sent le vieux marc et le carton mouillé - les fermentations sucrées de l'automne ne sont plus qu'un lointain souvenir et il n'y pas encore la moindre note acidulée pour signaler la présence d'une fleur - mais ça ne saurait tarder. Le chant des oiseaux est assourdissant, tout comme celui des mouches qui hier à midi dansaient sur le tas de bois devant la maison avec la joie frénétique d'une bande d'adolescents en mobylettes: des grosses mouches à peine écloses dont le poil noir, dru et soyeux luisait comme les revers d'une veste de smoking qui sort de chez le teinturier. Il faisait 26°C.

..................................... Au pied des pistes de Serre Eyraud ......................................

Ces températures estivales ont décapé les pentes douces du Champsaur et du Dévoluy et il est encore un peu tôt pour s'attaquer aux sommets plus pointus du Valgodemar - la transformation va bon train - alors je patiente, comme tout le monde , en emmenant les enfants skier à Serre-Eyraud, dont j'arpente les 600 m de dénivelé en peau de phoque. Au pied de la piste, une vingtaine de voitures: moins qu'au départ d'une randonnée, un jour de grande affluence. Le fait est qu'il n'y a jamais grand monde, dans les Hautes-Alpes, sauf pour les enterrements*; il semblerait que nous ayons choisi de vivre dispersés.

Xavier, mon guetteur de nuages favori (Météo Alpes), prévoit des ciels bleus et des températures douces jusqu'à la fin mars et évoque une "stabilité des modèles exceptionnelle". Autant dire que l'hiver est en train de tourner une nouvelle page. J'ai vu quelques VW Transporters garés aux pieds des voies d'escalade. Les enfants se sont même remis à jouer au football. La neige s'éloigne. Il va falloir se préparer à aller la chercher, la-haut, tout la-haut...


* Il suffit qu'un Haut-Alpin disparaisse pour que tous les autres se donnent rendez-vous au cimetière, pour une manifestation spontanée de vitalité démographique - une sorte de mobilisation symbolique et éphémère contre le dépeuplement, fléau du département depuis 150 ans.