mercredi 21 mars 2012

Meije worship

Les séracs du glacier de la Meije, vus de P1

S'il est une montagne du massif des Ecrins qui ces dernières années est devenue l'objet d'un véritable culte, c'est la Meije, que d'aucuns n'ont pas hésité à rebaptiser La Déesse. Olivier Messiaen, qui y passait tous ses étés, trouvait son asymétrie fascinante. Aujourd'hui, c'est moins le profil déchiqueté du pic éponyme (3.983 m) que ses deux vallons septentrionaux qui attisent les désirs. Depuis 15 ans, ils abritent en effet le plus grand domaine de freeride de France (sic). En partant de la gare téléphérique de la Grave (1.450 m), on atteint le dôme de la Lauze (3.560m) en un peu plus de 45 minutes - soit deux tronçons et demi de téléphérique et un téléski - lequel par beau temps offre des vues d'une netteté stratosphérique sur le massif du Mont Blanc, les Ecrins, et les pré-Alpes jusqu'au Mont Ventoux, un panorama de 400 km de diamètre qu'on est plus habitué à observer à travers la double épaisseur de plexy d'un hublot d'avion. Et à part le court tronçon de neige damée qui longe le téléski sommital, pas une piste, pas un pylône, pas un panneau, rien, rien, rien que de la neige fraiche, à perte de vue. Comme dit Toto: "C'est comme la mer". Après avoir goûté à la Meije, skier en station est aussi excitant que naviguer sur le canal du Midi.



Nous essayons d'y aller une fois par an, depuis six ans. Cela faisait des années que je rêvais d'y amener les enfants; c'est chose faite. Samedi matin, à l'ouverture, ils étaient les seuls mineurs à faire la queue devant le téléphérique de la Grave. Composée aux trois quarts de freeriders venus de toute l'Europe, presque exclusivement masculine, la clientèle est gratinée. Ils ont tous entre 30 et 40 ans, ils sont célibataires, aisés, cosmopolites, urbains, bronzés, pas rasés, sportifs... Un rêve de débutante! Les filles sont rares (moins de 5% des effectifs), mais la sélection naturelle a porté ses fruits: en plus d'être jolies, elles ont un je-ne-sais-quoi d'altier et de fier qui est assez irrésistible. A l'heure du déjeuner, tout ce beau monde se retrouve au chalet des Rullans, à 3.200m, pour le plat du jour et une heure de Dark side of the Moon. Nous sommes tous tellement heureux d'être là qu'on croirait que quelqu'un a mis de l'esctasy dans le café. Les visages - tous les visages - irradient. Chaque fois que l'on regarde par la fenêtre, on croit rêver tellement c'est beau, immense et raide. Samedi dernier, le t-shirt échancré de la jeune serveuse n'arrêtait pas de glisser de ses épaules - elle avait visiblement du mal à rester habillée.

La journée a commencé dans les nuages, par une petite tempête de neige sur le glacier de la Girose. On n'y voyait pas à 10 mètres, à 3.400 m. Un regard de Susanna a suffi pour me convaincre qu'il n'était pas question de faire du hors-piste en famille dans ces conditions. Nous sommes aussitôt redescendus à 3.200 m et nous avons patienté au chalet pendant une heure, le temps que le ciel se dégage. Une heure durant, j'ai du affronter leurs trois regards: celui de Susanna est noir, celui de Gabriel amusé, et Thomas préoccupé: "où est-ce que tu nous as encore emmenés?" semblaient-ils me répéter en choeur. Je suis habitué. Tout d'un coup, un mince rayon de soleil déchire la couverture nuageuse.

- Alors, on y va?
Je me lève et je commence à resserrer mes chaussures de ski. Le ciel est gris, tumultueux. Le vent souffle par rafales. Thomas et Gabriel plongent leur nez dans leur chocolat chaud.
- Moi, je suis encore un peu fatigué... déclare Gabriel. 
Après un long silence, où perce son angoisse,
- D'accord... concède Thomas.

La brèche Pacave

Pauvre Thomas! Héroïque Thomas! Nous avons commencé la journée par le Vallon de la Meije, le plus raide, le plus encaissé, le plus sinistre par temps couvert. A hauteur de la brèche Pacave, il faut déchausser et franchir la crête à pied; la pente du versant oriental est à 45°. Thomas m'a avoué un peu plus tard avoir fait une petite prière. Le fait est qu'il skie très bien - trois fois mieux que moi, au moins - mais l'ambiance dans ce vallon caillassé et désert était lugubre, ce matin-là. Nous nous sommes perdus, puis nous avons retrouvé le chemin de la gare de téléphérique P1 grâce à une jeune skieuse - rebaptisée la jolie bergère - que suivaient à la queue-leu-leu une vingtaine de skieurs égarés.

Deux heures et demi plus tard, nous sommes de retour au chalet. Thomas est complètement cuit. Susanna, qui a fait son deuil de cette journée, propose de le raccompagner à la Grave en téléphérique. Je me tourne vers Gabriel:

- Alors, on y va?
 Silence.
- Est-ce que je pourrais avoir une assiette de frites?
Un quart d'heure plus tard, je remets le couvert, sans trop y croire:
- Alors, qu'est-ce que t'en dis?
Et là, à la surprise générale, Gabriel se lève et en jetant un regard espiègle à son frère, qui tient à peine debout, nous lance de sa voix carillonnante:
- On y va! 


La chance sourit souvent à Gabriel (il en faut au moins un dans chaque famille). Le ciel s'était dégagé, le vent était tombé. Le vallon Chancel est plus débonnaire que le vallon de la Meije. Gabriel était heureux comme un prince, au milieu des escadres de riders casqués. J'adore le regarder skier: ses bâtons se balancent derrière lui comme la queue d'un moineau - on dirait qu'il essaie de s'envoler. Il a 10 ans et il skie à la Meije aussi naturellement qu'il jouerait au ballon derrière la maison. Conclusion de Thomas: "Avec Gabriel, la chance, c'est automatique - avec moi, c'est manuel". Thomas, en revanche, a le sens de la formule. On ne peut pas tout avoir.


En fin de journée, tout ce petit monde se retrouve dans les trois bars de la Grave et je défie quiconque de me trouver une rue à Paris, à Berlin, à Londres ou à Helsinki, où autant de gens sont aussi heureux, à cinq heures de l'après-midi, avant même d'avoir bu leur première bière. Et quand je dis autant de gens: nous ne sommes jamais plus de quelques centaines, et souvent bien moins. Quelques poignées d'adorateurs, de fidèles qui retournons à la Grave chaque année, comme en pèlerinage. Dans l'euphorie générale, nous regardons la Meije disparaitre dans le crépuscule, juste au dessus de nos têtes.