lundi 6 février 2012

La Recula (2548 m) - la démarche des ongulés


Aujourd'hui, je sors avec Olivier et j'ai le ventre noué. Classique: c'est l’appréhension qui me saisit chaque fois que je pars faire de la montagne avec quelqu’un de beaucoup plus fort que moi. Or Olive est un surhomme - j'aurai l'occasion d'y revenir - mais un surhomme qui heureusement pour moi est doué d’une patience à la mesure de ses capacités. Il en faudra pour me faire godiller dans le versant nord de la Recula.

Nous garons la voiture à l'entrée du hameau d’Archinard (1594 m), point de départ de la randonnée, pour être accueillis pas une scène bien haut-alpine : quatre chats hirsutes qui prennent le soleil sur un petit carré de paille séchée, devant la porte d’une grange. Dans les Hautes-Alpes, même en plein hiver, le midi n’est jamais bien loin. J'aime ces petits coins d'estive au cœur de l’hiver, que Robert Doisneau a si bien capturé dans son reportage sur le Queyras, dans les années 50.

J'aime le départ de cette course, tout en douceur, à travers les arbres - c'est une des plus jolies randonnées de la région. Dans la montée, Olivier m'abreuve de conseils: desserrer complètement les chaussures pour garder de la souplesse dans les chevilles, faire glisser le ski vers l’avant sans le soulever, ne jamais s’appuyer sur les carres, entamer le virage fractionné avec les bâtons à l’arrière et finir la conversion avec les bâtons à l’avant, donner une impulsion jambe tendue avant de ramener le ski extérieur dans l’axe, planter le bâton au plus près du ski, exercer une pression sur le pommeau jusqu’à ce que le bâton se retrouve à la traine et le récupérer à l'aide de la dragonne... Tout y passe: pas un geste, pas un équilibre qui ne soit analysé, corrigé, optimisé. "Il faut chercher à s'améliorer sur tous les points - tous les passer en revue, en boucle." Pour conclure: "Dis-toi qu'avant les primates, il y a eu les ongulés, nos ancêtres communs, et qu'il faut réapprendre à progresser sur quatre points d'appuis." J'aime cette image où le coaching sportif moderne retrouve Darwin et l'origine des espèces. Même mes articulations aiment cette image, qui semblent s'être considérablement assouplies depuis que je me représente sous les traits d'un paresseux géant (Megalonyx) du mésolithique (qui n'était pas un ongulé, mais nul n'est parfait).

Dans la chaleur de l'effort, je me délecte de ces passages dans des zones glacées - cette vive sensation de fraîcheur qui nous saute à la gorge, à l'improviste, dans le creux d'un vallon d'ubac ou à l'orée de la forêt et qui semble littéralement happer la chaleur de notre corps, sans en venir à bout: c'est comme plonger dans une vasque d’eau froide en sortant du hammam. Je crois savoir que les nivologues appellent ça la masse noire, en opposition aux douces irradiations de l'infrarouge. La course se termine sur une crête, longue de quelques centaines de mètres. Au sommet de la Recula, également surnommée Petite Autane d'Orcières, pas un souffle d'air. Depuis notre plateforme, nous avons de belles vues dégagées sur la pointe des Estaris et la station d'Orcières au nord, le Galabrut et l'Aiguille à l'est, la crête de Malamorte et la Coupa au sud. Peu rassuré par les pentes précipiteuses qui bordent l'arrête sommitale, je redescend à pied, les skis sur l'épaule, les premiers cinquante mètres. Je pense faire un ongulé passable, mais pour ce qui est de godiller en poudreuse... Chaque fois que j'entame une de mes séquences traversée-conversion, j'entends Olivier marmonner: "c'est pas comme ça qu'il faut s'y prendre!" Il réussira quand même à me faire enchainer quelques virages serrés, juste en-dessous de la crête. En essayant de le rattraper, j'ai l'impression d'être un ours qui poursuit un saumon dans un torrent. Il ondule! Il est léger comme un flocon et moi balourd comme une avalanche de printemps.

.......................... Au sommet: Olive ressemble à un guide péruvien ..........................

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons à l'auberge des Tourengs, qui semble bien seule au fond de la vallée du Drac Noir, la plus froide du Champsaur. Sur la rive gauche, on devine les cascades de glace au milieu des arbres, à commencer par le fameux Y, entrepris il y a quelques années avec l'ami Gégé.


Nous buvons une bignouse par -18°C,  une manière de célébrer le rapport si particulier, si exclusif - si privilégié! - qui nous unit au froid de l'hiver, nous autres Hauts-Alpins. Alors que les pouvoirs publics et la presse nationale lancent des messages d'alerte sur toutes les ondes, nous campons ferme dans notre petit coin de paradis glacé, forts de cette familiarité magique, presque enfantine, avec la neige qui nous permet de nous sentir chez nous au cœur de l'hiver "sibérien".