jeudi 23 février 2012

Le compteur de l'âme

Quel rapport entre le ski de randonnée et un conte de fée? Si le cadre y est pour quelque chose, l'essentiel est ailleurs. Une randonnée commence toujours dans l'appréhension. Plus ou moins intense, plus ou moins justifié, c'est le sentiment de ne pas être à la hauteur de l'épreuve, la conscience des dangers qui nous attendent peut-être. Dans mon cas, j'envisage déjà les difficultés que je vais rencontrer à la descente - je me demander ce que je fiche là... La montagne parait hostile, la pente raide, la neige verglacée, la forêt paumatoire. La première heure a l'effet d'une purge: toutes les pensées noires que l'on portait en soi y passent, les doutes, les humeurs, les rancœurs, tout ressort. Imperceptiblement, une angoisse plus profonde, plus sournoise, se mêle à l'appréhension: c'est le début d'un conte des frères Grimm. Il faut se concentrer sur la trace, sur chaque geste, de toutes ses forces, pour faire taire les voix discordantes - souvent les mêmes - qui nous fatiguent les méninges. Il faut aller puiser des forces... dans l'effort.

                              Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon;
                              Il nage autour de moi comme un air impalpable;
                              Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon

                              Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

                              La Destruction, C.B.

Trois cent, quatre cent, cinq cent mètres de dénivelé... Tous les marcheurs le savent: notre âme est branchée sur un compteur. Et lorsque soudain le quota est atteint, lorsque le planter de bâton et la conversion sont redevenus une seconde nature, tout bascule, comme par magie: au détour d'un chemin, au passage d'un col, sans crier gare, la montagne nous sourit. Elle nous ouvre grand les bras, comme si elle n'attendait que nous. Le monde des hommes parait bien loin désormais et pourtant on ne se sent plus seul. Ces retrouvailles entre la nature et la meilleure part de soi-même sont un moment de bonheur intense, inimaginable. A ce stade, je me mets généralement à chanter en italien ou à éructer dans un japonais de ma composition, comme Toshiro Mifune lorsqu'il commande une cruche de saké dans une auberge de samouraï.

Toshiro
 Puis viennent les derniers 200 ou 500 mètres, plus "techniques", plus "engagés", où l'on peut enfin montrer sa "valeur": le sang bouillonne, les jambes semblent faites d'airain à présent et il faut se retenir pour ne pas se mettre à courir, pour ne pas crier sa joie avant d'avoir atteint le point culminant. La neige des cimes est lisse et fraiche comme les joues d'une jeune fille. Quant au ciel des Hautes-Alpes, il est d'un bleu inca qui évoque la cordillère des Andes: la lumière ruisselle sur nos têtes comme si elle s'échappait d'un chaudron plein d'or.

Puis vient la descente, avec ses péripéties, ses accélération, ses chutes acrobatiques, ses moments de pure joie, de folie douce et de franche rigolade, et bien plus tard, lorsque je serai rentré à la maison, le plaisir de tout raconter à Thomas et Gabriel qui font les yeux ronds, assis autour du poêle.

Arthur Rackham - Comus
Un conte de fées, vous dis-je.