jeudi 2 février 2012

Le Pic de Gleize (2161 m) - commme un telemark ivre


Première sortie de ski de randonnée de la saison - trente centimètres de fraiche, tombée au cours des dernières quarante-huit heures - tout le monde est garé au Col Bayard (1236 m), en ce premier jour de février - enfin, tout le monde... le peuple des 35 heures, les doux rêveurs de la génération Aubry, les adeptes de l'épanouissement personnel par les loisirs, sans compter une escouade d'étudiants sportifs, une large proportion du corps enseignant gapençais - ceux qui ne fument pas - quelques auto-entrepreneurs entreprenants, dont je suis, et la section Hautes-Alpes de l'Office National des Forêts au grand complet, dont l'armada de 4x4 flambants neufs attire l'oeil comme un incendie de forêt, au milieu des Kangoos sous extension de garantie et des 205 sans âge. Officiellement, ils effectuent un comptage de tétras (Tetrao urogallus); officieusement, ils se régalent.

Tout le monde sait que c'est dans les 72 heures qui suivent une chute de neige importante que se produisent la plupart des avalanches mortelles. Ce qui fait l'intérêt de cette course, c'est la douceur de la pente: 30° maximum. Même lorsque la neige est fraiche, le risque est presque inexistant - ce qui ne dispense pas d'être prudent, évidement. Toujours est-il qu'après un épisode neigeux, tous les skieurs de la région s'y donnent rendez-vous, pour tester.

Tous les randonneurs croisés en chemin son habillés en noir - vestes SoftShell noires, pantalons en GoreTek noir, membranes noires, bonnets noirs, gants noirs - seuls les skis et les bottes - notre moyen de transport - échappent à la passion du noir - pour ne pas ressembler à un corbillard? - mais pour combien de temps encore? Deux heures plus tard, arrivé au sommet, j'ai droit à un véritable florilège. Trempées de sueur, les vestes techniques sont échangées contre des coupe-vents et des vêtements chauds. Pour la majorité de mes congénères, il s'agit manifestement de leur dernier achat: de la doudoune Mammut jaune colza à la veste North Face vert pomme en passant par la polaire à longs poils hirsutes Patagonia, couleur Berocca, tous les coloris de la saison Hiver 2011-2012 se mettent à danser sous mes yeux.

C'est ma première descente hors-piste de l'année: j'ai l'impression de danser comme un telemark ivre, un personnage de film muet à la recherche d'un équilibre improbable. Heureusement, je suis seul et je peux vaciller à mon aise. Après une chute particulièrement acrobatique, je perds un ski - je vois filer mon vieil Altitrail vif orange en direction du col de Gleize à la vitesse d'un train Corail. Cinquante mètres plus bas, un rocher providentiel lui barre la route - je lui adresse un regard plein de reconnaissance. Rarement rocher des Hautes-Alpes aura inspiré un tel sentiment de tendresse. Il faut aller au Japon pour voir l'amour du prochain s'étendre ainsi jusqu'aux pierres.

Une fois sorti du vallon, la couche de neige devient plus fine. Je n'hésite pourtant pas à m'aventurer sur une belle croupe toute blanche, incapable de résister à l'appel de la neige immaculée. Bougre d'âne! Si personne n'est passé par là, il y avait forcément une raison: c'est un champ de pierres! Mon bouddhisme-zen ne résiste pas à cette nouvelle épreuve: je maudis le monde minéral, en mâchant quelques injures bien senties. Affutées comme des couteaux, parfaitement invisibles sous le glacis éblouissant, les arrêtes des cailloux arrachent des lambeaux de polyuréthane aux semelles de mes skis; j'ai l'impression qu'un dentiste s'attaque à la plante de mes pieds avec une meule - les sensations de raclement remontent jusque dans les genoux - c'est atroce. Pire, c'est humiliant: au moins une trentaine de skieurs sont passés par ici depuis la dernière chute de neige et je suis le seul à être tombé dans le piège. La trace de mon virage précipité et le spectacle de toutes ces pierres exposées par mon passage se lit comme une private joke entre skieurs de randonnée, la meilleure blague de la descente du pic de Gleize. Après cette raclée, je ne quitterai plus les talwegs, savourant la poudre épaisse des vallons jusqu'au parking du col Bayard, qui à défaut de réparer mes semelles réduites en charpie, agit comme un baume sur mon amour-propre.

Un parfum d'excréments flotte autour du parking: c'est la porcherie du Col Bayard, qui se trouve à cinquante mètres de là, et la bise qui se lève.

Sur le chemin du retour, je dépose les skis chez le loueur de la station de Laye pour les faire ressemeler. "Vous revenez du Pic de Gleize? Je me disais bien, ce matin, en jumellant, que ça paraissait pas bien épais..."